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La journaliste russe Marina Ovsiannikova est désormais en France, après une « évasion » « digne du mur de Berlin », selon l’organisation Reporter sans frontières qui l’a aidée à fuir. Célèbre pour avoir dénoncé en direct à la télévision l’invasion de l’Ukraine en mars dernier, en brandissant une pancarte en plein journal télévisé, elle avait quitté la Russie en octobre dernier. Après des mois de silence, elle a levé un coin de voile sur les circonstances de son départ ce vendredi 10 février, en conférence de presse au siège de RSF.
Marina Ovsiannikova est arrivée en France avec sa fille. Elle explique qu’elle ne voulait pas quitter son pays, mais qu’elle n’a pas eu le choix. C’était ça ou la prison, son avocat en était convaincu.
En mars dernier, après son geste de défiance du pouvoir sur la première chaîne russe, Emmanuel Macron lui avait proposé une protection consulaire. Elle avait refusé, invoquant son patriotisme.
Mais le climat s’est dégradé. Aujourd’hui heureuse d’être en France, Marina Ovsiannikova reste inquiète en tant qu’opposante au régime de Vladimir Poutine. « Oui, j’ai peur, dit-elle. À chaque fois que je parle avec mes amis en Russie, ils me demandent en plaisantant si je préfère le novitchok, le polonium ou un accident de voiture. Je ne suis pas rassurée, je prends des précautions. Oui, je crains pour ma vie. Je risquais dix ans de prison pour avoir annoncé le nombre exact d’enfants tués en Ukraine. C’est une donnée publique, qu’on trouve sur le site de l’ONU, qui n’est pas bloqué en Russie. Mais malgré tous les efforts de mon avocat pour prouver que ce que je disais était juste, les tribunaux disaient que c’était faux. Et ça, c’est parce qu’en Russie, il est interdit d’évoquer ce qui s’est passé par exemple à Boucha ou à Marioupol. Le jugement devait avoir lieu le 9 octobre. Et mon avocat ne cessait de me répéter : “Fuis ! Fuis ! Ils vont forcément te mettre en prison, tu n’as que quelques jours pour sauver ta vie, et celle de ton enfant, agis !” Nous avons essayé de ne pas perdre de temps, chaque jour comptait. »
Pour des raisons de sécurité, on ne saura pas par quels pays la journaliste et sa fille sont passées. Reporters sans frontières dément une quelconque aide venue de services de renseignement occidentaux, mais la fuite a été rocambolesque : sept voitures différentes, dont l’une s’est embourbée dans un chemin ; la traversée d’un champ en pleine nuit avec les étoiles pour repères ; pour enfin atteindre la frontière et quitter le territoire russe, où elle laisse son fils, resté avec son ex-mari, cadre de Russia Today, qui avait obtenu la garde des enfants après les prises de position de leur mère.
Marina Ovsiannikova, qui avait brandi une pancarte contre la guerre à la télévision russe, a disparu le 1er octobre de son appartement de Moscou. Elle réapparaît ce matin au siège de @RSF_inter à Paris. Une fuite coordonnée avec RSF. Nom de code de l’opération : Evelyne. pic.twitter.com/gHpDmey9KF
— Christophe Deloire (@cdeloire) February 10, 2023
Marina Ovsiannikova a choisi de s’exprimer librement, mais c’est un geste rare en Russie, elle-même le regrette. Selon elle, toute la Russie vit aujourd’hui dans une bulle de propagande, et les gens qui réussissent à avoir accès aux informations extérieures ont peur. « Évidemment, une partie des Russes comprennent ce qu’il se passe, mais ils ne protestent pas, ils ne parlent pas. Par peur. À cause des forces de sécurité intérieures qui ont une emprise totale sur le pays. Qui sont comme une pieuvre qui le serre dans ses tentacules. Dès que tu relèves la tête, ces forces de sécurité viennent arrêter le mouvement. Même quand j’étais à la maison, assignée à résidence, des représentants des services intérieurs sont venus me faire signer un papier, pour que je m’engage à ne jamais soutenir une manifestation, à ne jamais descendre dans la rue. »
La journaliste de 44 ans, qui a travaillé près de 20 ans pour la grande chaîne d’État Pervy Kanal, décrit une prise de conscience progressive de la censure et du contrôle du pouvoir. « J’ai vécu comme les Russes à me voiler la face, à me réfugier dans la vie quotidienne, la famille, les amis. La chaîne n’était pas une chaîne de propagande, quand j’ai commencé à y travailler. C’était une chaîne tout à fait normale avec beaucoup d’informations. Ça a commencé aux alentours de 2009-2010, après la courte guerre avec la Géorgie. C’est à ce moment-là que le Kremlin a compris qu’il avait perdu et qu’il a commencé petit à petit à transformer la chaîne en un outil de propagande, en serrant, en nous donnant des trames d’information bourrées de théories de conspiration, de mensonges et de manipulations. »
C’est toute cette machine de propagande que la journaliste raconte dans un livre, Entre le bien et le mal, comment je me suis enfin opposée à la propagande du Kremlin. L’ouvrage sortait en Allemagne ce vendredi. Il sera prochainement traduit en français.
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