
Au cœur du foisonnant Cri du Caire, jaillit le sentiment d’un miracle et la sensation d’urgence, une utopie au goût d’évidence, un rêve forgé à plusieurs mains. Dans cette musique tissée par le slameur, poète et chanteur égyptien Abdullah Miniawy, le saxophoniste britannique Peter Corser, le violoncelliste allemand Karsten Hochapfel, et sur certains titres, par le trompettiste suisse Erik Truffaz, les coutures, invisibles, ne s’auraient s’entendre. Résonne, au contraire, l’impeccable limpidité d’une vision partagée. On pourrait s’amuser à en disséquer les ingrédients : l’influence des musiques électroniques et celle des minimalistes du début du XXe – Philippe Glass, Steve Reich… – porté par Peter, les horizons de sons syriens ou baroques de Karsten, les racines soufis d’Abdullah…
Mais le jeu paraît vain. Loin d’une démarche intellectuelle, c’est la chair, ici à vif, et les cœurs qui s’expriment, dans cette zone de libres échanges à fleur de peau, où s’inscrivent les psalmodies déchirantes, le spoken word tranchant et les envolées de muezzin, belles à pleurer, d’Abdullah. Pour faire éclore cette magie, qui a ému aux larmes de nombreuses salles partout en France, il a fallu toute une histoire, semée d’embûches…
Nous sommes en 2013. Pour les besoins de La Voix est libre, son festival hors carcans, audacieux défi aux frontières géographiques et stylistiques, Blaise Merlin, producteur du projet, sillonne les milieux “artivistes” du Caire, deux ans après la révolution. Dans la capitale égyptienne en pleine ébullition, rêves et révoltes s’affichent sur les murs. Le couvre-feu vient d’être levé après un deuxième coup d’État, et les slogans hostiles aux islamistes et à l’armée résonnent jusque dans les clubs du centre-ville…
À deux pas de la place Tahrir, centre névralgique, Blaise découvre, au studio 100copies, la voix hypnotique et folle d’Abdullah Miniawy, alors âgé de 19 ans : “Un choc poétique et émotionnel, se rappelle-t-il. J’ai ressenti l’avènement d’un univers fort, une voie, une ouverture vers un souffle de liberté indéniable, poétique et politique… “
Entre électro et poésie arabe classique
À ce moment-là, les textes d’Abdullah illuminent les murs de sa ville. Né en Arabie saoudite, où il reste jusqu’à ses huit ans, il grandit, influencé par l’aura de l’impressionnante bibliothèque de son père, professeur d’arabe classique, et commence à écrire des poèmes dès 14 ans, avant de les chanter.
À 16 ans, il pose ses compositions sur la plateforme MySpace : premiers succès. “En réalité, je n’ai aucun mérite, dit-il. Dans mon pays, tout le monde chante tout le temps, que ce soit le Coran, ou bien les vers d’Oum Kalthoum ou Fairuz, omini-présentes à la télévision. Et puis, il y a cette musicalité sous-jacente dans chaque vers de la poésie arabe classique…”
Son talent reste pourtant d’avoir su mêler ses références séculaires, le soufisme par exemple, à des horizons punk, psychédéliques, électro, jazz avant-gardistes. En témoigne ainsi le duo Telepoetic, qu’il forme avec Ahmed Saleh, fer de lance de l’électro égyptienne. Sur ses boucles, il fait danser sa poésie vive, ses expérimentations, ses agitations… Blaise Merlin rêve pour lui d’une collaboration avec le “oud hero”, Mehdi Haddad. La rencontre se concrétise… Mais c’est un autre lien qui décidera de la composition alchimique du Cri du Caire.
2014, le Caire, toujours à l’occasion d’un repérage pour La Voix est Libre. Au Shéhérazade, se tient une soirée du festival D-CAF (Downtown Contemporary Art Festival). En mezzanine du club, dans un nuage de fumée, Peter Corser, invité par Blaise Merlin, fait résonner les mélopées en souffle continu de son saxo. Il en fait tournoyer les lignes de basses et celles de crêtes, qui se mêlent en répétition pour générer l’extase. Tout le monde, subjugué, frappe des mains.
Parmi ses admirateurs ? Abdullah. Entre les deux hommes, une fructueuse conversation s’enclenche, amicale et musicale, pour ne jamais cesser… Après d’improbables galères de visa, soutenu par Blaise et Peter, Abdullah parvient à rejoindre la France, pour mener à bien ce projet naissant, le Cri du Caire… Et s’installe au-dessus de chez le saxophoniste pour fonder leur laboratoire commun. Après une première collaboration avec la joueuse de viole de gambe Marie-Suzanne de Loye, les deux complices optent pour le violoncelliste Karsten Hochapfel, remarqué notamment auprès de la flûtiste Naïssam Jalal.
Sa voix comme une arme
Dans leur musique conjointe, vite parée de la divine trompette de Truffaz, les textes d’Abdullah imposent leur poésie, leur politique. Dans ses vers inspirés de la poésie classique arabe, il parle de pauvreté, d’éducation, de religion, de technologie… “Dans l’un de mes textes, Etudiants du Tiers-Monde, dit-il, j’évoque par exemple, la mémoire de Giulio Regeni, étudiant italien, assassiné en 2016, probablement par le gouvernement égyptien, en raison du sujet de ses recherches. Un meurtre qui a suscité une émotion et un scandale mondial. Je parle aussi d’une chute mortelle du 8e étage où j’habitais au Caire. Bien sûr que j’ai eu envie de sauter ! Bien sûr que j’ai eu envie de mourir, comme tous mes compatriotes ! Nous avons connu deux ans de liberté intense, sexuelle, artistique, culturelle… Et puis, ils ont tout bloqué. Ils nous ont repris notre liberté d’expression. Rideau. On ne pouvait plus crier, plus chanter. Beaucoup de mes amis sont désormais en prison… C’est un peu apocalyptique…”
Dans Le Cri du Caire, terrain de jeux d’improvisations en perpétuelle réinvention, toujours auréolé de nouvelles lumières, Abdullah livre ses textes cathartiques, d’environ une centaine de vers. Et près de dix ans après leur rencontre avec Peter, après moult péripéties, voici enfin l’aboutissement, la sortie de leur premier disque.
Il marque aussi un nouveau départ pour Abdullah : “Je suis heureux qu’il sorte enfin, pour changer de chapitre, de story telling. Je ne peux plus être seulement ‘la voix de la révolution égyptienne’. Je veux désormais parler de qui je suis aujourd’hui, d’où j’habite. Du racisme, de la discrimination, qui se nichent partout. Par exemple, je suis sans arrêt obligé de me justifier : je suis Égyptien mais je suis cool ! Ma voix est une arme. Et à chaque fois que je chante, je décharge des balles…”.
Qu’il peigne son pays, ou s’attelle dorénavant à de nouveaux thèmes, le Cri du Caire et Abdullah Minawy n’auront de cesse de chanter cette valeur, et de l’écrire, de la crier, sur les murs, en notes, en sons, en couleurs, en souffles : liberté.
Le Cri du Caire (Les Disques du Festival Permanent / Airfono / l’Onde & Cybèle / Big Wax) 2023