
Nawel Ben Kraïem, 2022.
© Victor Delfim
La chanteuse et actrice d’origine tunisienne Nawel Ben Kraïem se confie sur Je chante un secret, son nouvel album dans un français teinté d’arabe. Une invitation au voyage forte et troublante. Un album qui paraît en écho musical à son recueil de poésies J’abrite un secret.
RFI Musique : Délivrance est sorti en 2020. Pourquoi vous êtes-vous remise si vite à l’écriture d’un nouvel opus ?
Nawel Ben Kraïem : Je n’avais pas de stratégie. J’ai sorti, pendant le déconfinement, J’abrite un secret, un recueil de poésie sur lequel je travaillais depuis des années. Cela a été l’occasion de nombreuses rencontres en librairie pour lesquelles j’étais tout le temps très proche des mots et auquel j’ai pris beaucoup de plaisir. En rentrant chez moi, je m’amusais à faire résonner un peu différemment ces textes pour trouver une atmosphère vivante qui soit au service des poèmes, pour les dire. Les lecteurs de poésie ont une écoute différente. Ils prennent plus le temps. J’ai tiré ce fil et au bout du compte, j’avais de quoi faire un album !
Est-ce que c’est la même chose d’écrire des chansons et de la poésie ?
Non pas du tout. Ce sont des arts cousins, mais le pouvoir des mots est plus central en poésie. La musique, c’est un art à part entière, parfois tellement présent qu’il faut retirer des mots. On fait déjà passer beaucoup de choses avec la mélodie. Dans ce nouvel album, je fais dialoguer les deux arts, parfois en étant juste dans le flow, dans le poème parlé. La musique est mise au service de la poésie et de l’émotion. Je me rapproche du spoken words comme chez Kae Tempest, Patti Smith ou Leonard Cohen. C’est un lâcher-prise passionnant. Finalement, je deviens comédienne dans l’art de dire.
Justement vous êtes aussi actrice et on retrouve sur Je chante un secret des ambiances très cinématographiques, comme le son de la pluie et des rires d’enfants. Est-ce une influence de votre pratique du cinéma ?
C’est mon disque le plus libre et le moins préconçu. Il y a quelque chose du cinéma, c’est vrai. La poésie appelle les images et en tant qu’actrice et spectatrice, le cinéma est un art qui m’est proche. Ces matières sonores sont des traces de vécu que j’avais enregistrées avec mon iPhone, sauf pour les rires d’enfants.
La chanson Enfances est une lettre ouverte dédiée au chanteur algérien Idir auquel vous dites “Passeur de rêves, passeur de rives, tu es l’étoile de notre enfance”. Que représente-t-il pour vous ?
Mes parents avaient des disques d’Idir. Il chantait beaucoup en kabyle, je ne comprenais pas beaucoup. Mais c’était comme un refuge, de la tendresse. Et une invitation aux autres cultures, aux chanteurs de différents pays avec son album Identités. C’était très rassurant. Dans mon recueil, il arrive dès la première partie. Certains poèmes abordent les difficultés de l’enfance, la solitude, la douleur. Idir fait partie des endroits d’apaisement de l’enfance. J’ai toujours trouvé refuge dans ce pair et père (Sourire).
Votre prédilection pour le parler-chanter, d’où vient-elle ?
De l’amour des mots. C’est dans mon âme artistique. Parfois, c’est plus juste de parler certains mots, de minorer la mélodie pour être au service de la poésie des mots.
Le titre Nous ne sommes pas sans recours est assez véhémente : “en ces temps essentiels, méfie-toi de nos colères, elles ne sont pas sans recours”. A qui vous adressez-vous ?
C’est envers tout ce système, le monde capitaliste qui malmène les minorités. Le fait de ressentir de la colère lorsque l’on est oppressé, c’est une conscience décoloniale et féministe. On ne peut pas penser que la souffrance endort. Celui qui est opprimé n’est pas sans recours, car il a ses émotions pour sentir et il peut les formuler. Ce poème figure dans la troisième partie du recueil qui est la plus politique. Je ne l’ai pas fait dialoguer avec une mélodie. C’est assez nu et brut pour qu’on entende les mots et cette poésie politique et sociale.
De quoi est-il question sur Fête secrète où vous chantez : “je voudrais fêter d’avoir survécu” ?
Il y a une pudeur que j’aime bien… Parmi les lectures possibles, cela peut vouloir dire guérir concrètement de maladie. Mais c’est aussi l’idée de survivre à toutes les thématiques du recueil : l’identité, les endroits où, en raison de la différence, on est mal définis, mal menés. On a plein de raisons d’avoir survécu (Rires). Puisqu’il s’agit de survivre, autant prendre la parole. C’est une idée féministe aussi d’avoir une rythmique assez festive presque souriante pour dire qu’on va non seulement parler, mais aussi fêter.
Nawel Ben Kraïm Je chante un secret (Mad) 2022
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